C'est un personnage incontournable du paysage viticole alsacien, unanimement reconnu et apprécié, un des meilleurs dégustateurs de la place et fin connaisseur du vignoble : Jean-Michel SPEICH, oenologue conseil à la Chambre d'Agriculture du Bas Rhin.
Réservé, pondéré, avec son éternel sourire accroché derrière sa moustache, il est très écouté et respecté par l'ensemble de la filière qui sait ce que l'Alsace lui doit depuis 25 ans qu'il officie dans la région.
Nous avons passé l'après midi ensemble à parler du vin et de la vigne :
Peux-tu tout d'abord expliquer où nous nous trouvons et quelle est ta fonction ?
Nous sommes ici dans une antenne décentralisée de la Chambre d'Agriculture du Bas Rhin qui s'appelle l'ADAR du Vignoble. Nous sommes une équipe de quatre personnes que je pilote et qui est composée de trois œnologues et d'une technicienne de laboratoire. Nous avons un rôle de conseil pour l'œnologie et la viticulture auprès de nos adhérents de l'Association de Développement Agricole et Rural ainsi qu'un rôle de formation auprès de divers organismes.
Ce qui nous différencie fondamentalement des autres laboratoires, c'est que notre conseil est neutre puisque nous ne vendons pas de produits. Nous n'avons pas d'objectif de chiffre d'affaires et cela nous permet de faire du conseil en toute liberté. Lorsque nous préconisons l'usage de produits, nos adhérents les achètent dans les laboratoires privés ou dans les coopératives agricoles.
Les laboratoires privés ont un rôle ambigu dans la mesure où ils sont prescripteurs et vendeurs. Médecins et pharmaciens en même temps. Mes collègues œnologues privés ne font pas payer le conseil, ils se rémunèrent sur les ventes de produits.
Ici nous sommes financés par des fonds publics, nos adhérents payent une cotisation annuelle de 62 € qui leurs ouvre notre prestation de conseil. Seules les analyses de vins sont facturées.
Je travaille pour la Chambre d'Agriculture d'Alsace depuis 25 ans en Alsace après avoir été œnologue en Champagne et dans le Midi.
Qui sont tes clients ?
Ce sont les 400 vignerons et producteurs de raisins adhérents de l'ADAR. Les vignerons manipulants sont une minorité car il y a de plus en plus de viticulteurs qui produisent des raisins pour les vendre à de grosses structures. Chaque année il y a des vignerons qui cessent leur activité de vinification et de mise en bouteille, soit pour des problèmes de succession, soit parce qu'ils ne souhaitent plus ou ne se sentent plus capable de commercialiser leur production et préfèrent se consacrer uniquement à la production de raisins.
Comment analyses tu l'évolution depuis 25 ans du vignoble alsacien ?
Tout d'abord, la taille des exploitations a significativement augmenté puisque un grand nombre d'opérateurs ont cessé leur activité. Il y a 25 ans la moyenne des exploitations se situait autour de 5 hectares alors qu'aujourd'hui elle est plus proche de 10 hectares. Et cette tendance devrait continuer à s'accentuer.
Pendant de nombreuses années la rentabilité à l'hectare était bonne sans avoir à se poser trop de questions, mais aujourd'hui il faut savoir valoriser qualitativement sa production pour s'en sortir.
La qualité des vins a fait de nets progrès grâce à une meilleure maîtrise du travail de la vigne. A mes débuts, des rendements de 120 à 130 hectolitres par hectare n'étaient pas rares, aujourd'hui nous sommes heureusement revenu aux environs de 80 hectolitres par hectare pour l'AOC Alsace et beaucoup moins en AOC Grand Cru.
La meilleure maîtrise de la date des vendanges a également largement contribué à l'amélioration de la qualité des vins. Avant il y avait une date d'ouverture et en une semaine tout était fait. Maintenant tout est plus raisonné en raison de l'arrivée du Crémant, des Grands Crus, des vendanges tardives qui ont obligés les vignerons à plus de réflexion et les vendanges s'étalent maintenant sur un mois et même quelques fois plus.
En cave, l'évolution technique a été énorme. Tout d'abord avec l'arrivée des pressoirs pneumatiques, puis avec l'amélioration de la qualité des débourbages et également avec la maîtrise des températures.
Maintenant, tous les vignerons de la nouvelle génération ont fait des études de viticulture et possèdent même parfois un diplôme d'œnologue. L'apport de la formation est fondamental.
Les biotechnologies sont arrivées, comme le levurage, l'enzimage et les fermentations malolactiques sont aussi maintenant mieux maîtrisées.
A propos des fermentations malolactiques, il me semble qu'il y a quelques années elles étaient rares alors que maintenant elles ont tendance à se généraliser ou tout du moins à ne plus être redoutées par beaucoup de vignerons.
D'une part aujourd'hui on analyse plus et de ce fait on se rend compte du déclenchement des "malos", mais avant les vins étaient aussi plus acides avec des PH plus bas parce que les raisins étaient vendangés moins mûrs. Et comme les bactéries lactiques se développent mal dans des milieux trop acides les "malos" avaient du mal à se déclencher.
Mais pour revenir à ta question précédente, je dirais que les vignerons qui restent sont maintenant plus techniques, plus ambitieux et plus conscients des enjeux ce qui fait que le niveau global a nettement évolué dans le bon sens.
Quel est pour toi le rôle de l'œnologue ?
Ici nous ne souhaitons pas être directifs car ce sont avant tout les vignerons qui font leurs vins. Notre rôle est d'accompagner sans imposer. Nous sommes sur une tendance minimaliste quand aux interventions. Certains ont besoin d'être rassurés alors on vient en appui mais notre philosophie est de laisser les vignerons apporter leur personnalité.
Les œnologues sont-ils très influents en Alsace ?
Les structures importantes qui font le gros des volumes ont toutes un œnologue chargé de la vinification. Les vins sont devenus plus techniques avec parfois des abus et des interventions trop systématiques sans réflexion préalable. Et ce côté systématique me gène.
Chez les petits manipulants, l'ambiguïté de l'œnologie alsacienne vient du fait qu'elle se paye sur les ventes de produits et non sur le conseil comme c'est le cas dans la région bordelaise. C'est pour ça qu'à Bordeaux ils n'hésitent pas à afficher le nom de l'œnologue qui intervient chez eux.
Que penses-tu de la viticulture bio ?
Nous avons créé ici, il y a quelques 15 ans, l'association TYFLO qui est un concept de production raisonnée avec un cahier de charges agréé et contrôlé par un organisme indépendant. A peu près la moitié des premiers adhérents sont maintenant passés en bio. Nous sommes totalement en phase avec cette conception de la viticulture.
Imagines-tu que le bio devienne la norme dans quelques années ?
Peut-être dans 20 ans, à moins d'un décret, mais la base n'est pas encore prête. Techniquement c'est possible, mais économiquement il y a un surcoût en raison surtout du travail du sol. Il faut également être capable de bien gérer les fongicides que sont le soufre et le cuivre.
Les vins issus d'une agriculture bio sont-ils meilleurs ?
Mon expérience actuelle ne me permet pas de le dire.
Et la minéralité ?
C'est le concept à la mode. Longtemps on a parlé sur le Riesling de "goût de pétrole" puis ensuite de "goût de fossile" pour arriver maintenant au terme de minéral. Avec l'arrivée des Grands Crus il a fallu caractériser les arômes des terroirs, ce qui n'est pas simple. On s'est alors beaucoup appuyé sur l'analyse de la structure, de l'acidité et la salinité qui est une émanation de la minéralité et qui caractérise les terroirs.
Le sans soufre ?
Fort heureusement les doses de SO2 total on tendance à baisser. La norme maximale autorisée se situe à 210 grammes pour les vins secs mais beaucoup de vignerons réduisent ces doses de moitié et même plus par une bonne qualité de la vendange et une bonne hygiène lors de la vinification.
Notre objectif est bien entendu de faire baisser les quantités de SO2 utilisées en raisonnant mieux son usage.
Le sans soufre est difficile à manier. Les vins sans soufre sont marginaux et déroutants car différents du référentiel classique ce qui est intellectuellement difficile pour beaucoup. Le côté oxydatif, les arômes plus lourds changent le profil. Mais je comprends que l'on ait envie s'affranchir du style classique et d'essayer de faire sans. C'est un travail très exigeant.
Que penses-tu de la nouvelle réforme de l'AOC ?
C'est une excellente réforme qui va responsabiliser l'ensemble de la filière, producteurs de raisins compris alors qu'ils étaient exclus jusqu'à présent de ce processus.
D'autre part, mettre une limite aux sucres résiduels dans les Riesling est également une chose intéressante. Le problème vient du fait qu'au départ on n'a pas fixé de limite dans le décret de l'AOC. Quand j'achète un Meursault je suis certain de trouver un vin sec puisque le décret de l'AOC a fixé une limite aux sucres résiduels. Il s'est produit ces dernières années une dérive qui a abouti à produire des vins que l'on chaptalise et auxquels on laisse des sucres résiduels ce qui n'est pas acceptable.
Une partie de ton activité consiste à former les professionnels à la dégustation.
Il est essentiel de former les professionnels à la dégustation, cela participe à l'amélioration du niveau des vins. C'est un point fondamental auquel j'attache beaucoup d'importance.
Au labo quand nous recevons des vins ils sont systématiquement goûtés par tous avant d'être analysés. Tout passe par l'analyse gustative pour pouvoir faire le lien avec l'analyse chimique.
Avec Jean SCHAETZEL nous avons mis au point un programme de formation en 3 niveaux et avons formé depuis quelques années un grand nombre de vignerons à la dégustation.
Pour terminer, je voulais te faire goûter un vin, mais tu imagines bien que je n'ai pas choisi un style très "classique", j'aimerais avoir ton avis.
Je sers à l'aveugle un verre à Jean-Michel, voici son commentaire :
La robe est ambrée, le nez marqué par des arômes lourds, évolués et confits de mandarine et de rancio qui sont les signes d'un élevage oxydatif.
La bouche est sèche dans le bon sens du terme, sans lourdeur et sans agressivité pour le palais. Le vin possède une belle enveloppe, des tannins, il est solide parfaitement structuré avec beaucoup de tenue et de persistance. Beaucoup de fruit en bouche et une finale aérienne qui fait que l'on a envie d'en boire. L'ensemble est parfaitement digeste sans sensation alcooleuse.
A l'aération le nez s'ouvrira ensuite sur des arômes complexes de tabac de cigare et aussi de fruit.
Je découvre alors la bouteille : Alternative Zellberg 1998 du Domaine Julien MEYER à Nothalten.
Un assemblage de Pinot Gris et de Sylvaner élevé sous voile pendant 3ans et qui possède une fraîcheur exemplaire. A réserver cependant aux dégustateurs capables d'un minimum d'ouverture d'esprit.
Je remercie Jean-Michel pour le temps qu'il m'a consacré et souhaite que cette rencontre se poursuive par une prochaine sortie ensemble sur le terrain cette fois là.