C’est finalement au décret du 20 novembre 1975 que l’on doit la définition de l’appellation d’origine contrôlée Alsace Grand Cru qui va consacrer la notion de terroir telle que nous la connaissons actuellement. Ce texte va modifier fondamentalement la notion de Grand Cru en la fondant non plus uniquement sur un degré minimum naturel mais en la liant avec la notion de terroir d’origine comme en Bourgogne.
A l’origine de ce projet, une étude commandée au début des années 70 par le CIVA sur la hiérarchérisation des vins d’Alsace et dont il ressortait la nécessité de démassifier la production afin de la valoriser. Mais comment réaliser cette démassification ?
Les coopératives proposèrent de commercialiser des vins vieux de qualité, mais cette option ne fut pas retenue. Une nouvelle fois, c’est Marcel BLANCK qui prend l’initiative de faire reconnaître une Appellation d’Origine Grand Cru qui s’appuie sur des règles strictes de production et la délimitation de terroirs propres à produire des vins de qualité. Le négoce s’oppose dans un premier temps à ce projet jugé trop contraignant et qui l’empêcherait de continuer à commercialiser des Grands Crus d’assemblage comme il est d’usage jusque là.
Jean HUGEL Père, à qui il fait part de son projet, reconnaît que si l’idée semble bonne, elle est cependant vouée à l’échec car il considère que ce système va compliquer les choses du point de vue commercial et que d’autre part les noms à consonance allemande des terroirs alsaciens ne sont pas porteurs.
Cependant, Marcel BLANCK réussit à convaincre Xavier EHRHART et Pierre GRESSER, respectivement Directeurs des coopératives d’Eguisheim et de Bennwihr mais aussi Georges LORENTZ, négociant à Bergheim, et quelques autres, de le suivre dans cette voie. Le projet devient alors collectif. Il est proposé à l’INAO qui dans un premier temps le prend en considération avec réticences mais en confie tout de même l’instruction à M. VEDEL. C’est lui qui convaincra la commission permanente de l’INAO de l’intérêt de cette démarche et permettra qu’elle aboutisse.
S’engage alors une longue période au cours de laquelle de dures négociations seront menées tant avec l’INAO qu’avec les services de la Répression des Fraudes basés rue de Bourgogne à Paris et qui aboutira à la rédaction finale du décret.
Il reste cependant à définir quel sera le premier terroir consacré au rang de Grand Cru. Marcel BLANCK se souvient que son intention initiale se portait vers le Schoenenbourg dont la notoriété était déjà bien établie. Mais après plusieurs rencontres avec les vignerons du cru, il dû se résoudre à renoncer à ce choix dans la mesure où les vignerons de Riquewihr considéraient que l’ensemble du ban de leur commune devait être classé en Grand Cru et que d’autre part, ils refusaient énergiquement toute restriction sur les rendements. Après une seconde fin de non recevoir de la part des vignerons d’Ammerschwihr, dont le Kaefferkopf portait déjà le titre d’appellation, il se tourna alors vers le Kirchberg de Barr. Mais il n’y avait pas assez de producteurs et de négoces importants pour soutenir la reconnaissance de cette nouvelle appellation et le projet n’eut pas de suite.
C’est donc tout naturellement qu’il s’orienta vers le Schlossberg de Kaysersberg qui avait fait l’objet d’une première délimitation quelques 50 ans plus tôt et surtout parce que les vignerons du secteur de Kaysersberg et de Kientzheim ne s’opposaient pas à des conditions plus rigoureuses en termes de rendement.
Le décret rédigé par l’AVA et Madame BIENAYME alors responsable juridique à l’INAO, fut finalement publié le 20 novembre 1975. Certains ont pu reprocher à Marcel BLANCK d’avoir élaboré ce texte en catimini ce dont il se défend. Cependant il faut bien avouer qu’au milieu des années 1970, la notion de Grand Cru n’intéressait pas grand monde. Son évocation n’éveillait alors dans le milieu viticole local, au mieux, un intérêt mesuré, au pire, un rejet total. Aussi il est nécessaire une fois de plus de rendre hommage à ceux dont l’acuité et la pertinence de l’analyse ainsi que la capacité à anticiper ont permis de construire une viticulture moderne et qualitative telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Ce décret définit avec précision les conditions requises afin de pouvoir bénéficier de l’appellation d’origine Alsace Grand Cru. Elles sont au nombre de huit et imposent que les vins qui portent cette appellation :
- Répondent à la réglementation de l’appellation d’origine contrôlée Alsace ou Vin d’Alsace.
- Soient issus de vendanges récoltées à l’intérieur de l’aire de production des vins à appellation d’origine contrôlée Alsace dans des aires préalablement délimitées par des experts nommés par le comité directeur de l’INAO.
- Proviennent des cépages Riesling, Gewurztraminer, Pinot Gris et Muscat.
- Proviennent de moûts contenant avant enrichissement 187 grammes de sucre naturel par litre et présenter un titre alcoométrique de 11° minimum pour le Gewurztraminer et le Pinot Gris et respectivement 170 grammes de sucre et 10° d’alcool au minimum après fermentation pour le Riesling et le Muscat.
- Satisfassent à des conditions de rendement de 70 hectolitres par hectare de vigne en production. Un plafond limite de classement de 20% est prévu.
- Soient issus exclusivement d’un des cépages énumérés précédemment et provenir d’une même récolte. La mention de cépage et celle du millésime doivent figurer conjointement avec le nom de l’appellation Alsace Grand Cru sur les étiquettes et documents d’accompagnement.
- Aient satisfait aux examens analytique et organoleptique des vins d’appellation d’origine contrôlée.
- Ne soient pas déclarés après récolte et répondent à des exigences d’étiquetage qui imposent que les dimensions du nom de l’appellation soient en hauteur et en largeur au moins égales à la moitié de celles de toutes les autres mentions figurant sur l’étiquette.
On peut regretter que le Pinot Noir n’ait pas été retenu dans la liste des cépages nobles pouvant prétendre à l’appellation Grand Cru, comme cela était initialement souhaité. Cependant les échantillons de vins issus de ce cépage qui avaient été présentés à l’époque n’avaient pas réussi à convaincre le jury de l’INAO.
L’article 7 précise que « l’appellation d’origine Alsace Grand Cru peut être accompagnée du nom des lieux dits désignés dans un tableau » qui figure dans l’article, lorsque les vins en cause en sont issus et proviennent des cépages déterminés dans le cadre général du décret. Dans ce tableau ne figure alors que le lieu dit Schlossberg sur les communes de Kaysersberg et de Kientzheim.
L’usage conditionnel induit par le terme « peut être » dans la rédaction de l’article 7 n’est pas neutre. Il est révélateur des tensions qui existaient alors entre les producteurs indépendants et les négociants, car ces derniers souhaitaient alors pouvoir continuer à produire des grands crus d’assemblage sans qu’ils soient issus d’un terroir unique. Ce « peut être » aura également un autre impact, comme nous le verrons plus tard, en induisant une dichotomie dans l’esprit du président de la commission chargé de la délimitation de ce premier Grand Cru.
Enfin, un article stipule que pendant une période transitoire, l’usage de l’expression Grand Cru, telle que définie dans le décret de 1971, reste possible. Il semblait indispensable, le temps de permettre la mise en place d’autres Grands Crus, de faire cohabiter anciennes et nouvelles dispositions.
La parution du décret à la fin d’une année marquée par les tensions générées par l’opposition entre l’AVA et l’ADIVA, ne suscite que peu d’enthousiasme dans le milieu viticole comme dans la presse agricole locale qui relate l’évènement en quelques brèves lignes.
A suivre : La délimitation du Grand Cru Schlossberg