“Consacrer les terroirs sur la base d’une réduction des usages de cépages n’est pas accepté, n’est pas compris, n’est pas forcément efficace" J-M DEISS
Le vignoble réclame à corps et à cris la mise en place de crus intermédiaires dans la suite logique des Grands Crus. Mais le débat peine à se mettre en place : Entretien avec Jean-Michel Deiss.
Alors que le concept d’appellation est depuis 1935 le gardien de la diversité du goût en France, les vignerons alsaciens ne comprennent pas que le président des Grands Crus qui s’en fait le porte-étendard soit également le promoteur de la simplification et de la spécialisation du terroir. Dans le débat qui a animé le vignoble l’an dernier, les vignerons ont vu rouge quand ils ont cru qu’on leur interdirait de cultiver certains cépages en Grand Cru.
“Les vignerons ont raison car nous sommes d’abord riches de notre pluralité comme nous l’avons écrit dans nos cahiers de charges, donc un seul type de vin par Grand Cru n’est pas acceptable”, confirme Jean-Michel Deiss.
“Cela dit, cette diversité nous impose de mieux communiquer pour expliquer notre complexité au consommateur”, ajoute t-il.
Revirement d’opinion ?
“Non, répond sans ambigüité Jean-Michel Deiss. J’ai essayé de fidèlement travailler avec l’outil que le conseil d’administration de l’AVA m’a confié le 8 décembre 2008 : la spécialisation. Cet outil, forgé par la commission Alsace INAO de 2004, porte en lui une logique de simplification de l’encépagement, une logique variétale simpliste qui n’a rien a voir avec le terroir qui devrait être un espace de pluralité. Aujourd’hui je m’en désolidarise. On m’a accusé à tord d’être le militant de l’abandon du cépage.”
Ces débats ont finalement occulté les vraies questions qui se posent dans le vignoble alsacien et qui ne sont toujours pas tranchées : la segmentation des vins produits en Alsace (sans Indication géographique, avec Indication péographique protégée et en AOP) et la hiérarchisation des appellations intermédiaires. Qu’elle aura été la signification de tout le travail effectué sur les Grands Crus depuis 1975, si ce n’était pour ne pas voir exister de premiers crus ?
"La situation non clarifiée entre les catégories de vins d’Alsace risque de peser lourd sur les futures générations de vignerons et d’empêcher leur prospérité”, estime Jean-Michel Deiss.
Quelle est cette situation ?
La marge brute dégagée par nos vins de cépages ne cesse de diminuer, un phénomène masqué par la concentration des entreprises et les énormes gains de productivité. Bien que les volumes de vins AOC Alsace tranquille ne cessent de diminuer, et malgré des disponibilités parfois insuffisantes, paradoxalement les cours ne s’orientent pas à la hausse. La moyenne des volumes d’AOC Alsace tranquille qui se situait autour d’1 million d’hl, avant 2005, a perdu 150 000 hl (15 %). Par quels vins ont été remplacés en linéaires ces volumes de vins tranquilles alsaciens ?
“Les volumes de vins d’Alsace manquant sont en réalité remplacés par des vins de cépage allemands désormais commercialisés par tous les grands négociants alsaciens. On voit ainsi le vignoble s’orienter vers des cuvées du “libéralisme” sans origine clairement revendiquée, comme des cuvées mixtes où l’on mélange du riesling allemand et du muscat alsacien”, observe Jean-Michel Deiss.
Où sont les limites du vin d’Alsace ?
A cette confusion de la segmentation s’ajoutera peut-être la liberté de planter partout des vignes produisant des vins sans IG (vins de table) : “Je pense que les instances européennes donneront la liberté de planter des vins sans IG, car leur nature est d’exister partout et librement. Et je pense que seuls les vins d’IGP et d’AOP seront assujettis aux droits de plantation. D’autant plus que des multinationales disposent de moyens de lobbying efficaces et de budgets pour créer des vignobles sans IG, prévient le président des grands crus. Rien ne sert donc de se réjouir de l’abandon actuel du créneau de l’entrée de gamme : ce n’est qu’un trompe l’œil, une conséquence de notre refus d’ouvrir le débat de la segmentation !”
De plus, le cahier des charges de production de l’appellation Alsace ne permet pas toujours bien à nos vins de se différencier face à des vins de cépage issus d’autres régions. “On se place sur le terrain des vins industriels par des règles de production laxistes”, note Jean-Michel Deiss. “Avec un rendement butoir à 100 hl et pas de rendement butoir sur l’edelzwicker, on usurpe l’appellation et on entraine tout le reste vers le bas”.
Puis sur l’étiquetage : sans renier la mention du cépage, il faudrait renforcer l’indication du terroir, et pas seulement des Grands Crus ! “En 2004, nous avions proposé à la commission hiérarchisation d’établir une liste des terroirs intermédiaires à adjoindre au cahier des charges alors en préparation.” Proposition actée qui est restée malheureusement lettre morte. “Les vignerons pratiquent significativement ces appellations intermédiaires puisqu’on constate que presque toutes les bouteilles à bonne valeur ajoutée comportent une indication géographique. Cependant, seules quelques communes viticoles - 5 ou 6 seulement - vont pouvoir prétendre à des appellations communales. Pour les autres prétendantes il a été signifié que leurs vins n’étaient pas dignes de figurer en appellation intermédiaire. La hiérarchisation n’a finalement qu’une portée symbolique, alors que la prochaine génération en aura un besoin crucial.”
Des grands crus mal protégés
La protection des Grands Crus est également sujette à caution, souligne Jean-Michel Deiss. “Nous ne pouvons pas dire aujourd’hui que nous assurons une protection juridique suffisante de nos terroirs alsaciens.
Pourquoi ?
Il craint de se retrouver en face d’une autre AOP Schlossberg située en Europe, qui serait plus exigeante, plus précisément décrite que la nôtre, et finalement plus légitime dans sa revendication. “Pour affronter cet enjeu, je propose de rédiger 51 cahiers des charges afin d’avoir la meilleure protection possible. Je suis en totale opposition avec la doctrine qui prévaut à l’INAO et qui ne veut qu’un seul cahier des charges pour les 51 grands crus. Et puis après 35 ans de pratique, le moment n’est il pas venu d’aller vers 51 appellations Alsace grand cru contrôlées ?”
En conséquence, au sein de la section Grand Cru, Jean-Michel Deiss a reçu un mandat des gestions locales pour demander la venue d’une commission d’enquête Inao. Son objectif : définir une nouvelle approche, et renégocier les conclusions de la commission INAO 2004 afin de permettre une vraie réforme des Grands Crus et une hiérarchisation réellement identitaire. “Cependant cette demande a été rejetée par le président de l’AVA. Pourtant, la loi d’orientation agricole de 2005 attribue l’autonomie décisionnelle de chacune des sections qui composent l’ODG dont celle des Grands Crus.”
Cépage : une information non protectrice
Autre source de confusion entre les différentes strates : la question de la mention des cépages. Jean-Michel Deiss ne nie pas qu’elle ait son importance pour aiguiller le consommateur mais. “ Je pense que la référence gustative au cépage n’est pas de nature à protéger un vin. C’est le lien à l’origine qui le protège par des catégories gustatives que nous avons décrites dans le cahier des charges. Et dans ce domaine il faut donner la parole aux producteurs. Je regrette que la description du lien au terroir des gestions locales qui faisait 4 pages n’ait donné lieu qu’à une rédaction en 4 lignes par l’INAO ”.
Jean-Michel Deiss considère cette mention du cépage comme une information technique ne faisant pas partie du terroir. Sur ce point il reconnaît ne pas avoir bien communiqué précédemment. Aujourd’hui, la chose semble entendue et les gestions locales souhaitent maintenir l’indication du cépage, cependant en lettres plus petites que celles de l’indication du terroir. Mais à l’INAO, le chemin inverse semble pris puisque l’institut vient d’autoriser la mention AOC Bourgogne – Gamay pour des vins du Beaujolais. “On vient de couler le concept d’Aoc tel qu’il a protégé le vignoble français pendant 75 ans !”
Le symbole de la flute
Enfin, on risque d’ajouter à la confusion en portant un coup à un autre symbole des vins d’Alsace : la flute alsacienne. Certes l’Alsace n’en a pas l’exclusivité, mais peut-on imaginer du vin d’Alsace dans un autre type de contenant, le bag in box pour ne pas le citer, qui le rapprocherait un peu plus des vins de table ?
“D’ailleurs le Civa vient d’ouvrir un débat sur la symbolique collective alsacienne, sachant que la flute ne nous appartient pas. Cela cache à mon sens un vrai débat : est-ce que, en raison de leur qualité, tous les vins d’Alsace doivent être embouteillés dans une flute”, soulève Jean-Michel Deiss ?
Agrémements
La notion d’appellation aurait peut-être besoin d’être précisée, car si elle n’est pas définie par un goût unique, mais par une diversité de goûts qui ont une caractéristique commune, certains disent même un défaut commun, se pose actuellement l’important problème des dégustations de contrôle. “L’honneur du concept d’appellation c’est la dispersion gustative autour d’un idéal. D’ailleurs on ne sait pas écrire ce qu’est que le goût d’une appellation, pourtant on évacue arbitrairement ceux dont on pense qu’ils n’en font pas partie. On ne sait pas décrire un X-berg, mais on sait dire que tel ou tel vin n’en fait pas partie. C’est une situation qui me choque : il faut mieux protéger la pluralité des producteurs.”
David LEFEBVRE - Philippe BON